Denis Gorteman (D’Ieteren Auto) : « Sa force, la Maison D’Ieteren doit la puiser en elle-même »

Denis Gorteman gère au quotidien quelque 1.450 équivalents temps plein chez D’Ieteren Auto. C’est le côté face du CEO de la Maison plus que bicentenaire. Côté pile, tonnerre de Brest, Denis Gorteman gère un autre empire, celui de 6.435 bandes dessinées. Mille millions de mille sabords, qui l’eut cru ? Il nous a cordialement ouvert les portes de sa bédéthèque et de son quotidien professionnel, sans tabou…

Vous nous présentez ici votre passion, celle de la BD… Une passion d’enfance ?

Oui, j’ai appris à lire avec des bandes dessinées… (rires) Avec le journal de Mickey, Tintin et Michel Vaillant. Déjà à l’époque, j’étais manifestement attiré par la voiture… J’ai toujours apprécié la combinaison de l’histoire et du dessin. En Belgique, nous avons la chance d’avoir d’énormes talents en la matière.

Quel est le rôle de votre passion dans votre vie quotidienne ?

Avec le temps, c’est devenu une passion, mais surtout une évasion. La BD est un moyen de fermer la porte sur sa journée, de se vider la tête et de s’enfouir dans d’autres univers. Je prends le temps de lire au moins un bande dessinée par jour. Il faut bien avouer que la BD ne demande pas trop d’efforts de concentration : l’environnement et l’imaginaire sont créés pour vous. Ce qui en facilite la lecture.

Quelle est votre BD préférée et pourquoi ?

Ce sont plutôt des auteurs que j’apprécie. Comme Hermann, par exemple. J’adore aussi l’univers d’Astérix, créé par Goscinny et Uderzo. On y retrouve l’humour, la caricature intelligente, la représentation de la société… Et puis, le petit village gaulois qui résiste à l’envahisseur, c’est un peu comme l’importateur indépendant par rapport au grand groupe Volkswagen ! (rires)

C’est un peu la vie telle que vous l’aimez…

Il y a de tout : l’humour, l’aventure, le dépaysement. On y retrouve aussi de magnifiques créations ou reproductions. Regardez la reproduction des voitures dans Michel Vaillant : certaines sont absolument splendides. La BD crée aussi des objets de grande qualité en termes de design. Je pense notamment à la fusée de Tintin…

Aimeriez-vous être un patron comme Largo Winch ?

Non, pas vraiment. Largo est quand même un peu trop tête brulée à mon goût. Et en plus, il a tendance à rester dans sa tour d’ivoire. Cela ne me ressemble pas.

Vous avez en effet la réputation d’être quelqu’un de très accessible, de très humain. Vous avez pourtant mené une gigantesque réorganisation du réseau, avec des décisions parfois humainement difficiles à prendre…

Le côté humain n’est pas en opposition avec la prise de décision difficile. C’est parfois personnellement très dur à vivre. J’ai rejoint le groupe D’Ieteren il y a près de 30 ans. J’y connais quasiment tout le monde. Et donc, oui, au moment de prendre des décisions difficiles, ça touche forcément des personnes que je connais, avec lesquelles j’ai grandi au sein de l’entreprise. Malheureusement, ça fait partie des obligations auxquelles je suis confronté pour maintenir une Maison – c’est le nom que nous aimons donner à l’entreprise – en forme pour faire face aux défis du futur. Le village gaulois dispose de sa potion magique. Nous pas ! Notre force, nous devons la tirer de nous-mêmes. C’est ce qui amène parfois à des décisions compliquées…

Vous êtes CEO de D’Ieteren Auto depuis janvier 2012. Quel bilan tirez-vous de votre premier quinquennat ?

Nous venons de l’évoquer : il a été marqué par la décision fondamentale de restructurer le réseau. Plus je vois l’évolution du marché automobile, plus j’ai la conviction d’avoir pris une décision absolument nécessaire pour l’avenir de nos marques et pour la qualité du service que nous pouvons délivrer à notre clientèle. Nous avons aussi réorganisé et investi davantage dans nos propres concessions. C’était également nécessaire pour nous permettre de conserver le contact avec la clientèle ainsi que la connaissance du retail. C’est crucial pour un importateur. Nous avons également fait en sorte que nos équipes soient agiles et puissent s’adapter en permanence. Car le monde ne sera jamais stable. Il va changer de plus en plus vite.

Dans ce contexte d’évolution rapide, est-ce un avantage de faire partie d’une structure vieille de plus de deux siècles ?

Cela peut paraître antinomique, mais oui ! En termes de crise, on ne peut pas faire pire que deux guerres mondiales. Le Dieselgate fut une crise importante pour nous. Mais restons sérieux : par rapport à ce que la Maison D’Ieteren, fondée en 1805, a pu vivre dans le passé, c’est de la petite bière. D’Ieteren est une société ancienne, mais aussi familiale, ne l’oublions pas ! La famille D’Ieteren est soucieuse de pérenniser les activités et de transmettre à la génération suivante une entreprise toujours meilleure ! C’est ce qui est d’ailleurs en train de se passer entre Roland D’Ieteren et Nicolas D’Ieteren. Cette tradition permet aussi de penser autrement. Chez D’Ieteren, nous ne réfléchissons pas à 12 ou 24 mois. Nous pensons à cinq, dix ou quinze ans. Cela donne une tout autre perspective. Je suis convaincu que c’est d’ailleurs ce qui nous a permis de mettre en place la restructuration du réseau. Dans une société familiale, le long terme fait partie du quotidien.

Où en est cette restructuration du réseau ?

Nous avons annoncé en 2014 notre volonté d’organiser la distribution autour de 26 plaques. Nous avons aujourd’hui un accord avec les acteurs présents sur 24 plaques. Les discussions restent ouvertes pour les deux dernières plaques. Mais je rappelle qu’il s’agissait d’une stratégie établie pour 2020. Nous sommes donc allés beaucoup plus rapidement que prévu. Après la période émotionnelle tout à fait compréhensible, chacun a repris son rôle d’entrepreneur, tout en réfléchissant à ce qui est bien pour lui, sa famille, ses collaborateurs et ses clients. Ce qui a permis d’arriver assez naturellement à la situation actuelle.

Les rumeurs vont bon train sur l’avenir de l’importation D’Ieteren. Demain, importateur ou méga-distributeur de voitures ?

Le métier d’importateur et celui de concessionnaire vont évoluer dans les cinq ou dix prochaines années. La vente en ligne va bouleverser la manière de distribuer les produits. La voiture connectée et la possibilité de mises à jour à distance vont également chambouler une partie du service après-vente. Ceci dit, des marques aussi fortes que les nôtres ont toujours besoin d’un acteur local pour adapter leur stratégie au terrain. C’est d’autant plus vrai en Belgique, terrain particulièrement accidenté linguistiquement, politiquement, fiscalement… Ce qui est certain, à ce jour, c’est que nous voulons aussi être un distributeur. D’ailleurs, nous le sommes dans les régions d’Anvers, de Malines et de Bruxelles. L’an dernier, nous avons vendu quelque 19.000 véhicules neuf à des clients finaux, ce qui représente 18 à 19 % des ventes de nos marques en Belgique. Par contre, nous ne comptons absolument pas reprendre l’entièreté du réseau.

Vous évoquiez les difficultés spécifiquement belges. De fait, si la Belgique est un pays de compromis, il peut aussi être celui de l’immobilisme, notamment en termes de mobilité…

Malheureusement, cela me désespère parfois… La régionalisation de la mobilité est une décision stupide. Il n’est de pire décision que d’imaginer la mobilité à son échelle la plus petite. Comment voulez-vous que Bruxelles parvienne à résoudre son problème de mobilité, sachant que ce problème émane essentiellement des navetteurs wallons et flamands ? C’est impossible ! Idem en termes de transports publics : il est aujourd’hui impossible de créer de nouvelles lignes de tram ou de bus entre les Régions. C’est d’un non-sens total ! Parlons aussi des investissements consentis dans l’infrastructure et comparons-les avec ce qu’ont fait les Néerlandais. Ces dix dernières années, nos voisins du nord ont complètement refait leur réseau routier. Et l’on y roule à une vitesse moyenne largement plus élevée qu’en Belgique. C’est particulièrement frustrant pour nous. Tous les constructeurs proposent aujourd’hui les meilleures voitures jamais construites. Et, selon la dernière étude que j’ai vue, 40 % des conducteurs prennent le volant de leur voiture avec déplaisir du fait des embouteillages. Il est inconcevable que nos clients puissent ne pas être heureux d’utiliser nos produits.

D’Ieteren Auto, c’est une voiture sur cinq sur nos routes. Ce qui confère à votre entreprise des responsabilités sociales, environnementales, etc. Comment une société comme D’Ieteren peut-elle peser sur les décisions politiques ?

Nous sommes très actifs dans le débat, en partenariat avec Febiac, notamment de par notre statut d’importateur indépendant. Généralement, nos confrères dépendant de filiales sont en Belgique pour trois ou quatre ans. L’évolution du paysage politique, fiscal, etc. peut les intéresser, mais ne constitue en aucun cas leur priorité. Nous, nous avons vocation à rester en Belgique. Nous nous y intéressons de manière beaucoup plus naturelle. Mon prédécesseur en est le meilleur exemple : Thierry van Kan a été CEO de D’Ieteren durant 20 ans et est aujourd’hui le président de Febiac.

Etes-vous entendu ?

Manifestement pas, puisque les choses n’évoluent pas positivement. Comment se faire entendre ? C’est complexe, car nous sommes parfois considérés comme le vilain petit canard. Or, je ne suis pas opposé à ce que le parc automobile diminue de 5 %, puisque nos clients reprendraient du plaisir à conduire nos produits. Mais pour y parvenir, il faut développer la multi-modalité et rendre les transports publics plus efficaces. Ou, peut-être faut-il attendre encore un peu… J’ai en effet la conviction que la voiture autonome va pouvoir compléter de manière idéale le transport public tel qu’il existe aujourd’hui. La voiture autonome sera en réalité le transport public individuel de demain. Elle pourra se mettre en place sans que les pouvoirs publics doivent investir en masse. Dans le cas de la voiture autonome, ce sont les acteurs privés qui vont pouvoir entrer en scène et mettre l’offre en place. Je pense que nous disposerons alors d’une chaîne de transports beaucoup mieux organisée qu’aujourd’hui.

Un bémol, cependant : il faudra légiférer. Et vous savez à quel point les dossiers peuvent parfois traîner…

Oui et non. Les avantages de la voiture autonome sont tellement énormes que le politique se verra presque contraint de prendre les bonnes décisions. Ces avantages, quels sont-ils ? D’abord, la réduction drastique des accidents. Plus de 90 % des accidents sont aujourd’hui causés par une erreur humaine Rien que pour cela, il faudrait attribuer un Prix Nobel à celui qui généralisera la voiture autonome sur nos routes. Actuellement, la voiture tue encore plusieurs millions de personnes par an de par le monde. Aucune guerre ne fait autant de victimes. La voiture autonome, c’est donc mieux que la colombe de la paix ! Ensuite, cette voiture autonome respecte le code de la route. Elle permet de reprendre le volant après un bon repas. Elle permettra à toute une série de personnes de retisser des liens sociaux grâce à la mobilité. Je pense aux personnes âgées, aux jeunes qui n’ont pas de permis, aux personnes aveugles, etc.

Ce débat a-t-il lieu concrètement dans la sphère politique ?

Non, pas encore. La balle est dans le camp du secteur automobile. Nous devons d’abord convaincre de la solution. Les solutions technologiques existent. Elles doivent encore être largement testées. Mais l’introduction de véhicules qui, progressivement, augmentent leur niveau d’autonomie, finira par convaincre un public de plus en plus large. Et donc aussi le politique ! L’an dernier, j’ai accompagné la précédente ministre de la Mobilité, Jacqueline Galant, au siège d’Audi, à Ingolstadt. Elle a pu rouler dans l’Audi A7 autonome, sur autoroutes. Elle en est restée pantoise et est revenue convaincue. La voiture a freiné, changé de bande, doublé, gardé ses distances… L’A7 s’est même fait plaisir quand il n’y avait pas de limitation de vitesse. Elle a repris une vitesse normale là où il le fallait. Et tout cela, dans un confort absolu !

« L’A7 se fait plaisir… » : vous rendez-vous compte que vous en arrivez même à personnifier la voiture ?

(Rires) Une voiture construite pour ça a sûrement besoin de se faire plaisir, oui. Tout comme nous, elle a besoin de se défouler (rires). Honnêtement, je ne m’en étais pas rendu compte.

Evoquons quand même le Dieselgate. Vous avez eu des mots assez durs à l’adresse du groupe Volkswagen. Vous parliez notamment de trahison. Deux ans plus tard, regrettez-vous ces propos ?

Je reste persuadé qu’une poignée de personnes ont trahi ce que représente la marque et toute la confiance de millions de clients et des centaines de milliers de collaborateurs à travers le monde. Aux Etats-Unis, Volkswagen était une « love brand ». Souvenez-vous de Choupette ou du T1, véhicule des hippies. Cette marque véhiculait tout un imaginaire, tout un mode de vie. Donc oui, il y a eu trahison. L’an prochain, nous fêterons les 70 ans d’importation de la marque Volkswagen. Tout au long de ces années, nous avons fonctionné comme un vieux ménage. Et il y a deux ans, en effet, l’un des deux partenaires a trompé l’autre. A ce moment-là, on pouvait prendre deux décisions : soit le divorce, soit chercher une solution pour continuer à vivre ensemble. C’est cette deuxième voie que nous avons retenue. Avec le groupe Volkswagen, nous avons travaillé et travaillons encore à la mise en œuvre de solutions, à faire en sorte que les clients bénéficient de la mise à jour avec le moins d’inconfort possible.

Vous semblez donc satisfait de ce qui a été entrepris par D’Ieteren au moment de la crise…

Dès le départ, nous avons pris deux options majeures. La première, c’est d’avoir respecté nos valeurs. L’arrêt de la vente de véhicules dont nous n’étions pas certains qu’ils étaient pourvus ou non de ce software, n’a jamais fait l’objet du moindre débat chez nous. C’était une décision qui coulait de source. L’avantage, à nouveau, d’une société de plus de 200 ans d’âge… La seconde, c’était effectivement de tout mettre en œuvre pour tourner la page le plus vite possible, au bénéfice de nos clients. Aujourd’hui, nous avons remis à jour un peu plus de 50 % des véhicules.

Toute crise peut avoir un effet salutaire. Fut-ce le cas avec le Dieselgate ?

Le Dieselgate a permis l’arrivée plus précoce sur le marché de véhicules électriques. Je crois très fort en l’électricité. A l’horizon 2020-2021, les constructeurs auront la capacité de mettre sur le marché des voitures avec une autonomie de 400 ou 500 km, à des prix équivalents celui d’une Golf convenablement équipée aujourd’hui. Et si l’on regarde le type de trajets effectués en Belgique, principalement dans le nord du pays, le véhicule électrique semble idéal ! Pour déstresser l’utilisation de l’électrique et la phobie autour de l’autonomie, nous continuerons – comme nous l’avons fait avec l’introduction de la nouvelle Golf électrique – à accompagner les solutions électriques de solutions temporaires à combustion classique pour les départs en vacances ou autre.

Toujours à propos du Dieselgate, pensez-vous que Volkswagen soit le seul à avoir (eu) recours à de telles pratiques ?

Pour l’instant, en tout cas, il n’y a que Volkswagen qui a été pris la main dans le sac. Et je vous le dis franchement : j’espère que Volkswagen est un cas unique. Le Dieselgate et les soupçons qui pèsent encore aujourd’hui sur d’autres marques sont très nocifs pour le secteur et pour l’image de l’automobile. J’ai hâte que toutes ces enquêtes et toutes ces rumeurs arrivent à leur terme. Tout simplement parce que l’automobile, c’est bien autre chose aujourd’hui. On vient de parler d’électricité, de voiture autonome, de voiture connectée… On parle d’une révolution presque aussi importante que le passage de l’hippomobile à la voiture. Mais cette fête est ternie par cet élément qui prend peut-être un peu trop de place dans la presse par rapport à toutes ces merveilles qui sont en train d’éclore. Vivement que cette page se tourne !

Imaginez-vous une vie après D’Ieteren ?

Ah oui, bien sûr. J’espère d’abord encore pouvoir continuer quelques années chez D’Ieteren et y mener à bien les projets que j’ai en tête. Mais après D’Ieteren, j’espère pouvoir participer à l’un ou l’autre grand rallye. Mon épouse et moi adorons voyager. Et il y a encore beaucoup d’endroits dans le monde que nous n’avons pas pu visiter. Et puis, il y a encore plein de livres à trouver. Et comme je n’achète pas de livres neufs, je dois consacrer du temps à cette recherche qui fait tant partie du plaisir.

Et chez D’Ieteren, c’est quoi, ces projets que vous avez en tête ?

Avec tout ce qui nous attend, en termes de produits, mais aussi d’attentes de la clientèle, il y a encore plein de projets à développer. Nous avons notamment beaucoup de travail en perspective pour se mettre à la page des nouveaux modes d’acquisition. On parle beaucoup de la voiture partagée. Autre exemple : nos collègues néerlandais ont lancé, pour Porsche, un contrat de location pour quatre personnes. Le loyer est ainsi réparti entre quatre personnes qui n’ont alors qu’à s’arranger entre elles pour disposer de la voiture. C’est une approche intelligente qui rend certains types de produits plus accessibles. Ce sont des choses auxquelles nous devons réfléchir aussi…

#Auto #Fleet Management #Mobility

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